Central and East European
Society for Phenomenology

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100764

Structures temporelles dans la poétique des formalistes russes

répétition, accord, rythme, série du vers

Patrick Flack(Fribourg University)

pp. 179-196

Abstract

A priori, le problème du temps ou de la temporalité ne figure pas en tant que tel parmi les thématiques qui ont particulièrement préoccupé les formalistes russes. A l’instar des théories structuralistes françaises auxquelles ils sont volontiers associés, les formalistes semblent en effet avoir opté pour une approche essentiellement synchronique de la littérature qui les a conduit notamment à proposer une définition de l’œuvre littéraire comme une somme de procédés (Chklovski, Propp). Ils ont certes agrémenté cette définition statique d’une théorie de l’évolution littéraire (Tynianov, Jakobson), mais le temps n’y apparaît d’abord que comme un simple cadre analytique, comme axe abstrait de la diachronie. Au sein même des œuvres, la temporalité est en général traitée comme un aspect purement formel et secondaire de la structure narrative. Malgré le rôle apparemment périphérique qu’elles attribuent au temps en tant que paramètre formel et secondaire de l’analyse littéraire, les théories formalistes présentent néanmoins aussi la trace de questionnements plus subjectifs et existentiels, à consonance tour à tour nietzschéenne, bergsonienne et husserlienne, qui accordent au temps un rôle bien plus riche et nuancé. A partir des notions de répétition (povtor), d’accord (akkord), puis de rythme (ritm) et de série du vers (stichovoj rjad) qui surgissent respectivement dans les travaux sur le vers de Brik, Kouchner et Tynianov, on voit même se dessiner, de façon sous-jacente et intuitive mais tout à fait assumée, une importante réflexion sur le rôle de la temporalité non comme élément formel de l’analyse, mais comme facteur constitutif, voire même constructif et productif, autant du sens de l’œuvre poétique que de notre expérience esthétique de celle-ci. Chez les formalistes, les idées de système, de structure et même de sens se dynamisent, intégrant la dimension temporelle d’une façon inhabituelle pour le structuralisme français et ses dichotomies saussuriennes.

0A priori, le problème du temps ou de la temporalité ne figure pas en tant que tel parmi les thématiques qui ont particulièrement préoccupé les formalistes russes. A l’instar des théories structuralistes françaises auxquelles ils sont volontiers associés, les formalistes semblent en effet avoir opté pour une approche essentiellement synchronique de la littérature qui les a conduit notamment à proposer une définition de l’œuvre littéraire comme une somme de procédés (Chklovski, Propp). Ils ont certes agrémenté cette définition statique d’une théorie de l’évolution littéraire (Tynianov, Jakobson), mais le temps n’y apparaît d’abord que comme un simple cadre analytique, comme axe abstrait de la diachronie. Au sein même des œuvres, la temporalité est en général traitée comme un aspect purement formel et secondaire de la structure narrative. Malgré le rôle apparemment périphérique qu’elles attribuent au temps en tant que paramètre formel et secondaire de l’analyse littéraire, les théories formalistes présentent néanmoins aussi la trace de questionnements plus subjectifs et existentiels, à consonance tour à tour nietzschéenne, bergsonienne et husserlienne, qui accordent au temps un rôle bien plus riche et nuancé. A partir des notions de répétition (povtor), d’accord (akkord), puis de rythme (ritm) et de série du vers (stichovoj rjad) qui surgissent respectivement dans les travaux sur le vers de Brik, Kouchner et Tynianov, on voit même se dessiner, de façon sous-jacente et intuitive mais tout à fait assumée, une importante réflexion sur le rôle de la temporalité non comme élément formel de l’analyse, mais comme facteur constitutif, voire même constructif et productif, autant du sens de l’œuvre poétique que de notre expérience esthétique de celle-ci. Chez les formalistes, les idées de système, de structure et même de sens se dynamisent, intégrant la dimension temporelle d’une façon inhabituelle pour le structuralisme français et ses dichotomies saussuriennes.

0La question des rapports entre littérature et philosophie est souvent posée dans une optique thématique et comparative: on choisit soit d’interroger la dimension philosophique de motifs littéraires (p.ex. le nietzschéisme des personnages de Dostoïevski), soit d’explorer les traces laissées par des idées philosophiques dans l’œuvre d’un auteur (p.ex. le solipsisme schopenhauerien chez ce même Dostoïevski). Dans ces deux cas, il s’agit donc de mettre en rapport des textes littéraires et philosophiques, dans le but soit d’expliciter les modalités de leurs interactions, soit d’obtenir de nouvelles perspectives interprétatives sur les uns ou les autres. En contrepoint à cette approche comparative classique, le rapprochement entre littérature et philosophie peut également s’opérer selon une toute autre démarche, celle d’une réflexion philosophique sur la littérature. Au lieu d’une mise en dialogue réciproque entre littérature et philosophie s’entame alors une réflexion d’ordre méthodologique et épistémologique qui, sans pour autant conférer à la littérature un caractère subalterne ou dérivé, soumet celle-ci à la philosophie en tant qu’objet de connaissance particulier1. La plupart du temps, une telle réflexion sur la littérature se limite à déterminer les propriétés de l’objet littéraire lui-même, prenant alors plus la forme d’une « théorie littéraire » que d’une véritable « philosophie de la littérature ». Parce que même une simple théorie littéraire est souvent amenée, par la force du matériau particulier que constitue la littérature, à aborder des thèmes universaux tels que le langage, le sens ou la subjectivité, elle peut néanmoins donner lieu « accessoirement » à un discours à consonance philosophique, tel par exemple celui qu’ont pu produire les penseurs structuralistes des années soixante (Barthes, Greimas, mais aussi Eco). C’est aux enjeux d’une telle réflexion philosophique accessoire, celle engagée par les formalistes russes sur la question de la temporalité en littérature, que je veux me tourner ici.

0A priori, le temps semble bien loin d’occuper une place d’honneur au sein des théories formalistes russes, y figurant au contraire plutôt comme une catégorie absente, voire refoulée. De fait, on prête souvent aux formalistes russes une conception essentiellement statique et abstraite des phénomènes littéraires qui, évacuant sciemment toute dimension historique ou dynamique, saisit ceux-ci comme des structures cristallines et figées, articulées formellement et réductibles sans autre à une analyse toute synchronique, typologique et objectivante. De même, on rappelle volontiers que les formalistes russes prescrivent à la théorie littéraire avant tout la fonction d’isoler et de décrire les propriétés universelles et invariantes des œuvres littéraires (leur « littérarité2 »), paraissant ainsi attribuer à celles-ci un caractère purement eidétique, anhistorique et atemporel. Dans cette interprétation standard des travaux formalistes, leur analyse du temps semble se réduire à une décision d’ordre méthodologique d’inspiration saussurienne, dont le résultat est l’élimination ou du moins la mise entre parenthèse de cette dimension spécifique de l’objet littéraire. A ce titre, les formalistes russes paraissent peu en mesure d’offrir, même indirectement, une vision du temps dont l’intérêt puisse rivaliser avec celles proposées vers la même époque par Bergson, Proust ou encore Einstein.

0En réponse à ces objections, il faut mentionner tout d’abord que la persistante interprétation qui tient à faire du formalisme russe un modèle purement statique, abstrait et synchronique de la littérature présente un défaut majeur et désormais bien identifié3: elle dépend d’une vision rétrospective des théories formalistes qui a été puissamment conditionnée par leur réception tardive en France au sommet de la vague structuraliste et qui reste ignorante à bien des égards tant de leurs conditions de production que de leurs enjeux propres. Il est ainsi édifiant de constater que deux des textes les plus fréquemment associés au formalisme russe (ou du moins à sa « tradition ») – La Morphologie du conte de Vladimir Propp (1928) et « Les Chats de Baudelaire » de Roman Jakobson et Claude Lévi-Strauss (1962) – sont ceux qui poussent à son comble une approche analytique, synchronique et objectivante de la littérature et qui, de ce fait, rejoignent au plus près la perspective théorique du structuralisme français des années 60. Il ne fait pourtant aucun doute que ni La Morphologie du conte, ni surtout l’analyse des Chats de Baudelaire ne sont véritablement représentatifs des thèses formalistes dans leur ensemble, ce rôle revenant à des textes plus anciens et d’une teneur théorique tout à fait distincte, tels que « L’art comme procédé » (1917) de Viktor Chklovski, « Comment est fait ‘Le manteaux’ de Gogol » (1919) de Boris Eichenbaum ou Le problème de la langue du vers (1924) de Iouri Tynianov. Dans l’optique d’entamer une discussion sur le temps dans le formalisme russe, il convient dés lors de remettre en question les préjugés strictement statiques véhiculés par un prisme de lecture naïvement structuraliste et se fier plutôt à un questionnement des textes formalistes dans leur contexte et leur horizon conceptuel propres. Comme on aura à le montrer, le thème du temps peut alors même constituer une piste privilégiée pour mettre en lumière certaines disparités importantes qui ont toujours existé entre formalisme russe et structuralisme français.

0Dans un premier temps, certes, même une lecture plus fidèle et attentive des textes formalistes ne semble pas immédiatement en mesure d’infléchir significativement l’interprétation statique qui en est proposée d’ordinaire. Un des premiers résultats d’une restitution des travaux formalistes dans leur contexte historique est en effet de rappeler l’importance de leurs liens avec l’avant-garde prérévolutionnaire russe, en particulier le Cubo-futurisme. Or, non sans quelques précautions et nuances, on peut noter chez les Cubo-futuristes (Khlebnikov, Kroutchonykh, Maïakovski, Malevitch) l’existence d’un certain effacement de l’historicité des œuvres, voire un rejet général de la pertinence de la temporalité dans l’art et la littérature. Dans le manifeste « Une gifle au goût publique » (1912) s’exprime ainsi un refus aussi fameux que cinglant de la tradition : « Il faut jeter Pouchkine, Dostoïevski, Tolstoï, etc., etc. du bord du paquebot de la modernité »4. A ce combat polémique (et souvent ambigu) contre le canon littéraire s’ajoute surtout une volonté chez les Cubo-futuristes d’hypostasier la parole poétique ou l’image artistique, d’en faire les vecteurs intransitifs et atemporels d’une pure présence au monde. On pense ici aux monochromes de Malevitch et surtout à la poésie « zaoum » (transmentale) de Kroutchonykh et Khlebnikov, autant de pratiques artistiques qui visent à produire une expérience définie par son absolue immédiateté et donc par l’effacement de l’horizon temporel caractéristique des buts pratiques de la vie ordinaire (ou, à vrai dire, de tout horizon temporel) 5. Dans « Du spirituel dans l’art » (1910) ­- une tentative de théorisation des pratiques de l’avant-garde russe qui précède de peu celles des formalistes - Kandinsky s’accorde lui aussi avec cette visée atemporelle ou supra-temporelle, soulignant que la « nécessité mystique » qui caractérise les grandes œuvres d’art est bien leur dimension « pure » et « éternelle »6. Il serait bien évidemment erroné de vouloir attribuer les principes poétiques et esthétiques des Cubo-futuristes ou de Kandinsky directement aux formalistes, mais il n’en reste pas moins incontestable que ces principes ont grandement contribué à la genèse et au développement des idées formalistes et qu’ils y ont clairement apposé leur marque, renforçant ainsi le soupçon d’atemporalité et d’anhistoricité à l’encontre de ces dernières.

0Force est de constater, de plus, qu’un des gestes fondateurs de la « méthode formelle » fut bel et bien son rejet programmatique et radical des diverses traditions d’interprétation socio-historique ou historico-culturelle de la littérature régnant en Russie (Belinski, Venguerov, Veselovski)7. Au lieu d’une histoire de la littérature, des auteurs, des œuvres, les formalistes russes proposèrent une vision anti-psychologique, anti-subjective, anhistorique et autonome de l’œuvre, considérée alors comme un phénomène sui generis et extra temporel : la littérature se produit et se reproduit elle-même indépendamment de tout autre conditionnement, elle possède des propriétés universelles, formelles et invariantes qui s’actualisent toujours de la même façon, selon les mêmes principes. La célèbre remarque d’Osip Brik dictant que « si Pouchkine n’avait pas existé, on aurait quand même écrit Eugène Onéguine »8 est exemplaire de cette conception d’un phénomène littéraire s’accomplissant aussi indépendamment de son auteur que des conditions historiques, sociales, politiques, culturelles et idéologiques dans lequel il est produit. Cette perspective atemporelle et autonomisante est reflétée de plus dans les travaux de la branche plus linguistique du formalisme russe (Iakoubinski, Polivanov, Jakobson). Les linguistes formalistes, s’opposaient quant à eux à la domination de l’histoire de la langue imposée dans les sciences du langage par les néogrammairiens et formulée de façon radicale par Hermann Paul: « Sprachwissenschaft ist gleich Sprachgeschichte »9.

0Finalement, il faut rappeler aussi que certains textes des formalistes eux-mêmes viennent confirmer dans le détail l’impression générale de statisme et d’atemporalité. Ainsi, dans les fameux exposés narratologiques fournis par Chklovski dans Sur la théorie de la prose (1925), l’œuvre d’art est présentée sans ambages comme une somme de procédés différentiels et son analyse se réduit de facto à un inventaire des différentes façons dont ces procédés peuvent être assemblés, combinés et recombinés10. Chklovski admet certes la possibilité d’une complexification progressive de cette combinaison de procédé (mais dans une perspective théorique plus qu’historique, puisqu’il ne rattache pas l’évolution de la complexité des procédés à une histoire littéraire concrète) qui culmine dans la « mise-à-nu » du procédé lui-même comme pur élément différentiel. « Le roman le plus typique de la littérature mondiale »11 est ainsi Tristram Shandy de Lawrence Sterne, lequel n’a selon Chklovski d’autre propriété, d’autre qualité fonctionnelle ou esthétique que la mise en scène parodique de sa propre structure formelle. Dans cette conception, le temps n’a même pas de fonction à l’intérieur de l’œuvre, puisqu’il est lui aussi réduit au statut de pur procédé différentiel. Dans Tristram Shandy, typiquement, la temporalité est complètement suspendue, elle n’apparaît que comme un cadre conventionnel que la structure parodique du roman permet de révéler comme tel. Ce refus structurel du temps est d’ailleurs souligné thématiquement par la genèse avortée du héros, elle-même sans cesse remise à plus tard.

0Tous ces arguments (et quelques autres encore) soulignant le caractère statique ou atemporel des théories formalistes possèdent évidemment une certaine légitimité. Il n’en reste pas moins qu’ils ne fournissent aussi qu’un aperçu encore très partiel autant du formalisme lui-même que de la place qu’y occupe la thématique du temps. Les trois observations susmentionnées ont en effet en commun la spécificité, on devrait dire ici le défaut, de se concentrer surtout sur la toute première phase du formalisme russe (et tout particulièrement sur sa version chklovskienne) et, pour le moins ironiquement, de négliger ses évolutions conceptuelles ultérieures. On sait pourtant fort bien, d’une part, que la première phase du formalisme russe fut marquée par la polémique, l’exubérance théorique, le goût du paradoxe et surtout, une mise en scène de sa propre singularité en tant que phénomène théorique nouveau et indépendant de toute tradition.12 Il va donc de soi que les déclarations tranchées d’un Chklovski ou d’un Brik sur le caractère purement formel et autonome de la littérature doivent être prises cum grano salis et que leur pertinence se doit d’être remise en question (au lieu d’être acceptée comme des formulations légitimes des principes du formalisme, comme cela est trop souvent le cas13). Cela est d’autant plus vrai, d’autre part, que les formalistes eux-mêmes ont très rapidement proposé des versions plus nuancées, subtiles et solides de leurs premiers arguments, lesquelles font apparaître un tout autre engagement avec la question du temps. Une fois écarté un prisme de lecture trop étroitement tributaire des exagérations de la première heure et des polémiques ultérieures avec la critique marxiste, la richesse du traitement de la thématique du temps par les formalistes russe peut même étonner.

0Ainsi par exemple, on peut commencer par noter que de nombreux représentants de l’avant-garde Cubo-futuriste, initialement si soucieux de l’autonomie et de l’intransivité de leur art, opérèrent un changement de cours très important après la Révolution d’Octobre, s’orientant vers une esthétique « constructiviste » et « productiviste », autrement dit plus sensible aux dimensions pragmatiques, sociales, et donc également historiques et temporelles des pratiques artistiques ou littéraires. Ce changement d’orientation est très nettement reflété dans la théorie formaliste (qui d’ailleurs ne commençait en 1917 qu’à peine à se mettre en place), notamment dans l’œuvre de Boris Eichenbaum (« La littérature et la vie littéraire », 1927) et surtout d’Osip Brik, qui devient dès le début des années 20 un chantre du productivisme et de la « littérature du fait » (literatura fakta). La question du temps n’est certes pas vraiment abordée en tant que telle par Eichenbaum ou Brik, car ceux-ci conservent une vision relativement « technique » de la littérature. Leurs travaux recommencent néanmoins à thématiser le problème de l’historicité des œuvres et réinscrivent les formes littéraires isolées analytiquement par la « méthode formelle » dans un contexte concret et donc évidemment dans un temps historique.

0Malgré le schématisme et l’abstraction formelle des analyses narratologiques de Sur la théorie de la prose, il faut reconnaître, par ailleurs, que la conception de la littérature de Chklovski lui-même implique aussi une dimension dynamique, temporelle. Pour preuve, l’article introductif de Sur la théorie de la prose qui sert de fondement conceptuel à tout le reste de la théorie narrative de Chklovski n’est autre que « L’art comme procédé ». Or, la thèse fondamentale de « L’art comme procédé », faut-il le rappeler, est bien que le but de l’art, tout formel qu’il soit, est de « défamiliariser » nos perceptions quotidiennes, de réactiver et revivifier notre sensation concrète des choses, de la vie elle-même.14 On voit ainsi à l’œuvre deux éléments capitaux opérer aux sources même de la théorie chklovskienne : d’une part une insistance toute bergsonienne et nietzschéenne sur l’importance de l’expérience vivante, définie comme un vécu dynamique, concret et libéré de la sclérose du concept, de l’abstraction. D’autre part, une insistance sur le caractère processuel de cette expérience qui soit s’automatise à force d’être répétée, jusqu’à en devenir imperceptible, soit qui est réactivée esthétiquement par la sensation d’une chose en train de se faire et non pas déjà faite, déjà donnée15. Contrairement à ce qui est le cas chez Propp, la structure narrative d’une œuvre chez Chklovski n’est pas simple question de typologie ou de taxonomie, mais bien principe constant de réactivation, autrement dit, principe dynamique inscrit autant dans le temps de la subjectivité que celui de l’histoire littéraire. Cet aspect dynamique a même conduit certains (p.ex. Sternberg) à interpréter la narratologie chklovskienne comme étant marquée et définie avant tout par la temporalité16.

0Un autre foyer important (mais aussi curieusement décevant) de la réflexion formaliste sur le temps est constitué, bien entendu, par la théorie de l’évolution littéraire de Iouri Tynianov17. Cette théorie, que Tynianov élabore progressivement à partir de ses réflexions sur la parodie (« Gogol et Dostoïevski », 1921), sur la notion d’ « intervalle » (« L’intervalle », 1924), ainsi que de ses nombreux travaux d’histoire de la littérature (sur Pouchkine, Tioutchev, Heine, Küchelbecker) puis dans son article décisif « Sur l’évolution littéraire » (1927), constitue une sorte de réponse aux apories initiales soulevées par les idées de Chklovski dans Sur la théorie de la prose. En inscrivant les œuvres dans une dynamique évolutionnaire, elle permet en effet de rendre compte des fameux « procédés » chklovskiens d’une manière fonctionnelle et surtout plus systématique. Paradoxalement, la greffe d’une composante clairement temporelle (i.e. le processus de l’évolution littéraire) au premier modèle formaliste ne sert ici pas tant à thématiser le temps lui-même qu’à résoudre le problème du manque d’unité systématique qui caractérise la définition chez Chklovski de l’œuvre littéraire comme « somme de procédé ». D’une certaine manière, le temps n’apparaît dans la théorie de l’évolution littéraire de Tynianov que comme un axe abstrait de la diachronie, le long duquel se succèdent des systèmes synchroniques (les œuvres et les « époques-système ») qui eux seuls présentent un intérêt pour l’analyse. Ce n’est que dans les travaux rassemblés dans Archaïstes et novateurs (1929), et surtout dans « Problèmes des études littéraires et linguistiques » (1928), article qu’il coécrit avec Roman Jakobson, que Tynianov commence à se pencher sur les enjeux des rapports diachroniques entre les systèmes et sur les moyens d’étudier ceux-ci – une étude à laquelle coupe malheureusement court la fin soudaine du formalisme russe au tout début des années 30.

0L’image qui se dégage de ces quelques exemples de réflexion formaliste sur le temps (qui ne sont d’ailleurs nullement exhaustifs et auxquels il faudrait ajouter les réflexions « nietzschéennes » sur la mémoire et l’Histoire auxquelles se livre Tynianov dans ses romans18, ainsi que les réflexions de Chklovski et Tynianov sur le cinéma) est bien sur encore assez confuse. Il apparaît toutefois déjà relativement clairement que malgré l’absence d’une discussion franche et directe de la problématique du temps, celui-ci s’immisce constamment au sein des théories formalistes en tant que paramètre non négligeable. Afin de corroborer cette impression et proposer une caractérisation plus précise du rôle qu’a pu assumer la temporalité au sein du formalisme, je propose de me tourner finalement vers un dernier champ de leurs recherches: la théorie du vers. Les analyses formalistes du vers, telles qu’elles évoluent des premiers recueils de l’OPOJAZ (articles de Brik, Kouchner, Polivanov et Iakoubinski) à l’œuvre majeure de Tynjanov « Le problème de la langue du vers » (1924), contiennent en effet l’ébauche d’une conception toujours plus nette de la fonction constitutive du temps à la fois dans l’œuvre poétique et dans notre expérience de celle-ci. Mon propos ne sera pas d’offrir une véritable reconstruction19 des réflexions théoriques menées par les formalistes sur le vers, ni même d’en donner un aperçu exhaustif. De fait, je veux me limiter à retracer certaines étapes de leur évolution, à l’aune d’un nombre de notions-clé (répétition, accord, rythme et série du vers) pertinentes à la thématique du temps.

0En conformité avec le projet général du formalisme russe, l’objectif premier de leurs analyses du vers est de déterminer les propriétés spécifiques de celui-ci, sans recours à des catégories (beauté, harmonie, émotion) ou à des disciplines (esthétique, psychologie, etc.) extrinsèques. Dans un premier temps, les formalistes cherchent donc à définir le vers en référence exclusivement au « matériau verbal » et tout particulièrement à son substrat sonore ou phonétique. Une telle approche, on le sait bien, leur a été suggérée par la poésie des Cubo-futuristes, pour qui la dimension sonore, phonétique de la poésie joue un rôle prépondérant (et parfois quasiment exclusif, comme c’est le cas de la poésie zaoum). La fixation des formalistes sur les qualités sonores du vers trouve également un point de référence théorique dans l’Ohrenphilologie allemande (Eduard Sievers, Franz Saran), ainsi que dans les travaux de Maurice Grammont.20 Spécifiquement, on peut dire que dans leurs premiers travaux (publiés dans les deux premiers Recueils sur la théorie de la langue poétique, 1916-17), les formalistes se soucient avant tout de deux problèmes relativement aux propriétés sonores du vers. D’une part, ils souhaitent prouver, sur la base de différences phonétiques linguistiquement repérables, l’existence d’une langue poétique (poetičeskij jazyk) fonctionnellement et essentiellement distincte du langage quotidien ou « pratique » (praktičeskij jazyk).21 D’autre part, ils cherchent à découvrir et à répertorier les types de structures sonores ou phonétiques caractéristique de cette langue poétique.

0C’est précisément à ce second type d’analyse que se livre Osip Brik dans son article « Répétitions sonores » (1917). En résumé, Brik y présente un « phénomène sonore » (zvukovoe javlenie) qu’il dit avoir découvert dans les poèmes de Pouchkine et Lermontov et qu’il baptise « répétition » (povtor). Selon Brik, « l’essence de la répétition consiste en ce que des groupes de consonnes accompagnés d’une combinaison variée de voyelles se répètent une ou plusieurs fois, dans un ordre identique ou différent. »22 Superficiellement, la notion de répétition semble avoir un intérêt strictement descriptif (au même titre par exemple que l’allitération ou l’assonance) : la majeure partie de l’article de Brik est d’ailleurs consacrée à une énumération de divers exemples concrets de répétition. Dans le bref paragraphe d’introduction qui précède cette longue énumération, Brik livre toutefois un argument plus théorique qui est à la fois tout à fait caractéristique du premier formalisme et illustre le sens déjà très spécifique donné au phénomène de répétition. Selon Brik, en effet, il convient de comprendre la structure sonore répétitive du vers non comme un embellissement, comme un « ajout euphonique », mais comme le résultat d’une intention poétique spécifique23. La répétition elle-même n’est pour Brik donc pas un élément annexe, un ornement du vers, mais bien un élément structurel fondamental (parmi d’autres) qui révèle et manifeste le statut spécifique du vers en tant que tel (ou tout du moins en tant que phénomène linguistique radicalement distinct de l’usage pratique du langage). Par ailleurs, il peut aussi sembler que Brik introduit ainsi subrepticement une définition essentiellement temporelle du vers, puisque celui-ci est marqué fondamentalement par sa structure répétitive, autrement dit profilée dans le temps. En vérité, même s’il n’exclut pas explicitement cette interprétation temporelle, Brik s’intéresse avant tout dans « Répétitions sonores » à une interprétation synchronique du vers, la répétition étant saisie comme une qualité non pas tant rythmique et temporelle que phonétique et typologique.

0On retrouve une conception très similaire quant à l’importance essentielle de la structure phonétique du vers dans l’article de Boris Kouchner « Les accords sonnants » (1917), publié dans le même recueil que « Répétitions sonores ». Au lieu de se contenter comme Brik de repérer synchroniquement la répétition de consonnes ou groupes de consonnes dans un vers (ou une strophe) et donc d’en rester à l’aspect purement phonétique ou à l’ « instrumentation », Kouchner propose en revanche de thématiser directement l’aspect temporel du vers et de sa réalisation concrète. L’intuition de Kouchner est que la structure sonore qui caractérise le vers ne s’actualise que comme une succession ordonnée et planifiée dans le temps, autrement dit comme un rythme. Plus généralement, Kouchner présume même qu’il existe un rapport entre notre réceptivité à ce rythme et notre aptitude générale à discriminer et ordonner des phénomènes spécifiques dans le temps :

0Il existe une loi de la réceptivité rythmique qui détermine la capacité de l’oreille à distinguer la durée d’intervalles de temps et l’ordre de la succession des phénomènes. La réceptivité rythmique constitue le sens spécifique de la reconnaissance du temps, cette quatrième dimension dans laquelle est planifiée la composition de tous les arts non-figuratifs. Le sens de la réceptivité rythmique, comme tous les autres sens, est pourvu de la qualité particulière d’une faculté de rétention spécifique. La faculté rétentive d’un sens spécifique joue le même rôle pour la connaissance d’œuvres artistiques temporelles que la faculté de concentration de l’attention pour la contemplation d’œuvres d’art figuratives. De surcroît, la rétention de la réceptivité rythmique est tout aussi nécessaire à la connaissance de phénomènes temporels en général que ne le sont la cohésion et la friction des corps pour les structures du monde matériel. Tout comme dans le monde de la matière il n’y aurait plus de formes et tout se disperserait et se désagrégerait dans le chaos des particules élémentaires sans cohésion ni friction, il n’y aurait plus dans le cours du temps ni ordre, ni durée sans la faculté rétentive d’un sens spécifique et il n’y aurait plus qu’un écoulement indifféremment uniforme dans le moment donné du présent. 24

0A partir de ce constat général, Kouchner met en avant sa notion d’ « accord », qu’il tire bien évidemment de la notion correspondante en musique et qu’il qualifie de « sonnant » pour la différencier de l’accord musical. Selon Kouchner, de par la qualité rétentive de notre ouïe, nous sommes en mesure de nous souvenir des sons entendus dans un vers et donc de superposer ceux-ci lorsqu’ils se répètent au cours d’une strophe. Cette superposition de sons dans la mémoire donne lieu alors à un « accord », lequel constitue pour ainsi dire la structure « sonnante », généralement d’une strophe, parfois d’un poème tout entier. Comme pour Brik, cette structure sonore ou instrumentale particulière est constitutive du vers et le démarque d’autres usages de la langue.

0L’analyse de Kouchner, qui est par ailleurs relativement mal connue, est intéressante du fait qu’elle redéfinit l’autonomie structurelle du vers formulée par Brik à la lumière de la temporalité. Il ressort de ce qui a été dit plus haut, en effet, que la structure phonétique constitutive du vers s’articule forcément dans le temps et, de surcroît, qu’elle doit son existence en tant que phénomène structuré à sa capacité à modeler et organiser, via le rythme, notre perception du flux temporel. En d’autres termes, Kouchner semble vouloir attribuer une fonction constitutive à la temporalité. A ce moment de l’analyse, il convient toutefois de tempérer encore la portée de cette percée théorique. L’analyse de Kouchner reste en effet à bien des égards encore très synchronique, puisque ce qui compte au final dans son concept d’accord c’est bien notre capacité à nous souvenir des sons et à reconstituer ainsi une impression générale où les différents moments sont donnés « symphoniquement ». Un peu comme dans la théorie de l’évolution littéraire de Tynianov, le temps n’est ici qu’une flèche abstraite, un axe de succession chronologique des phénomènes qui lui-même ne contribue pas productivement au sens de l’œuvre. L’effet de la rétention et de l’accord qu’elle permet d’engendrer est, paradoxalement, plutôt d’effacer le temps comme dimension productive en le reléguant au rôle de cadre nécessaire, de pure condition de possibilité du vers : tout comme la concentration de l’attention nous permet de contempler une œuvre visuelle mais n’y apporte pas de modification effective, la perception du rythme nous permet de saisir l’œuvre temporelle sans pour autant la déterminer ou la modifier.

0A vrai dire, ce résultat quelque peu décevant est lié à un problème plus général de la théorie du vers formaliste. Autant Brik que Kouchner, on l’a vu, insistent sur la structure propre du vers, sur le fait que ce sont des qualités intrinsèques qui le détermine et qui font de lui ce qu’il est, autrement dit un phénomène linguistique distinct du langage courant. Leur argument principal à cet effet, je l’ai souligné, est de soutenir que les propriétés phonétiques ou sonores du vers ne constituent pas un simple ajout, mais sont des éléments constitutifs et discriminatoires. Dans la mesure où, malheureusement, ni Brik ni Kouchner ne prennent en compte les dimensions syntaxiques et sémantiques du vers (ils se contentent de répertorier des phonèmes), cette assimilation des éléments phonétiques à la structure même du vers n’aboutit pas. Malgré les déclarations programmatiques de leurs auteurs, les théories de Brik et Kouchner n’expliquent en effet pas vraiment comment la structure phonétique particulière du vers modifie le matériau verbal auquel elle s’applique. Parce qu’ils sont encore conceptualisé et analysé de façon indépendante comme une sorte de matériau amorphe et indifférent, on a l’impression que la syntaxe et les significations du langage pratique subsistent sans grandes modifications « sous » la couche phonétique contingente du vers, laquelle ne les affectent que superficiellement et de façon ornementale.

0A cet égard, il est évident qu’afin de parvenir à une définition satisfaisante du vers comme articulation spécifique d’un matériau verbal, les formalistes se devaient d’intégrer les dimensions syntaxiques et sémantiques à leurs analyses et se défaire de leur fixation (Cubo-futuriste) exclusive sur le son. Au vu de l’importance des éléments syntaxiques et sémantiques pour leur conception du vers, il n’est pas surprenant de constater que les formalistes ont très rapidement consacrés de nombreux textes à cette question25. On peut mentionner ici les travaux de Jakobson (« La nouvelle poésie russe », 1921, « Du vers tchèque », 1923), Eichenbaum (Mélodique du vers russe, 1922) ainsi que les recherches en phonologie de Polivanov (« Le principe phonétique générale de toute technique poétique »). Deux textes en particulier présentent toutefois un intérêt plus spécifique quant à la question du temps : il s’agit de « Rythme et syntaxe » (publié en 1927, mais prononcé comme exposé devant l’OPOJAZ en 1920)26 de Brik et surtout Le problème de la langue du vers de Tynianov (1924)27.

0 Dans la continuité de son article sur la répétition, Brik cherche à développer son analyse de la structure du vers en tant que phénomène verbal singulier. Son argument, cette fois-ci, est d’attaquer les définitions classiques du rythme, qui en font un élément dérivé ou le résultat d’un mètre (généralement syllabo-tonique). S’opposant à cette conception dérivée de la métrique gréco-latine, Brik propose de concevoir le rythme comme un élément dynamique, lié à la réalisation du vers dans la parole (reč) en fonction d’« impulsions rythmiques » (ritmičeskij impuls). L’impulsion rythmique réalisée dans l’acte de parole est liée quant à elle au système accentuel de la langue (en l’occurrence le russe), et donc par la force des choses, à la morphologie et à la syntaxe de cette langue. En comparaison à « Répétitions sonores », Brik fait donc un pas décisif en reliant la dimension sonore du vers (conçue désormais en rapport au rythme et à l’intonation plutôt qu’à la simple phonétique et à l’instrumentation) et sa structure syntaxique. Par la même occasion, sa théorie permet aussi d’entrevoir pour la première fois un rôle plus productif pour l’axe temporel : en effet, le temps n’est plus ici uniquement question de rétention comme chez Kouchner, mais devient principe organisateur sous la forme du rythme et de l’intonation. Ce n’est plus la simultanéité des sons (l’accord) qui compte pour identifier la structure du vers, mais bien le mode (rythme, intonation) particulier de leur succession dans le temps. Via une conception qui interprète le rythme comme un principe de réalisation dynamique et non comme une adéquation plus ou moins réussie à une norme métrique abstraite, le temps se profile non seulement comme un cadre abstrait et nécessaire, mais bien comme un élément véritablement constructif et productif de la structure même du vers.

0 On peut se convaincre de ce rôle plus substantiel et plus différencié du temps en se tournant pour terminer versLe problème de la langue du vers. D’une certaine manière, les arguments de Tynianov reprennent ceux de Brik (en particulier sa critique du mètre classique et son idée d’impulsion rythmique) et il n’est donc pas surprenant de constater des similarités entre les deux. Le texte de Tynianov offre toutefois une dimension supplémentaire puisque, dépassant les simples considérations de syntaxe, il s’ouvre délibérément au problème du rapport entre rythme et sens. Dans la théorie de Tynianov, le vers est en effet défini comme une série (stichovoj rjad) consistant de « facteurs constructifs » qui entretiennent entre eux des rapports de tensions hiérarchiques (dominante, dominé) et systématiques28. Parmi les facteurs constructifs, on retrouve bien évidemment le rythme29 qui est même selon Tynianov le facteur dominant du vers et auquel se subordonne donc les autres éléments du vers, notamment ses éléments sémantiques. Cet impact du rythme peut conduire à ce que Tynianov dénomme un « ébranlement de la signification » (kolebljuščisja priznak značenija), phénomène qui rappelle bien sur Paul Valéry et sa définition de la poésie comme « une hésitation entre le son et le sens ». Mais la conception systématique du vers de Tynianov lui permet aussi d’être beaucoup plus audacieux dans sa définition des interactions et interférences entre son, rythme et sens et de postuler un rapport structural dynamique entre eux. Comme le résume très bien Aucouturier, Tynianov postule deux interactions principales entre rythme sur le sens : « l’un est la ‘dynamisation’ de la perception du langage du fait de sa ‘successivité’ : le vers décompose en éléments distincts la chaîne sonore dont les articulations sémantiques tendent au contraire à rendre la perception simultanée […]. L’autre est ‘l’unité et le resserrement de la série du vers’, qui d’une part accroît la charge sémantique des mots occupant une position ‘marquée’, d’autre part crée entre les sons et les mots un rapport de proximité distinct de leurs relations syntaxiques ».30 Ces effets, comme le fait remarquer Tynianov en conclusion de son analyse implique très clairement que chaque mot est entièrement déterminé par la structure dynamique du vers:

0Voilà pourquoi il est inutile de se tourner vers l’étude d’un « mot » abstrait résidant dans la conscience du poète et liée par association à d’autres mots ; mêmes ces liens associatifs ne partent pas du « mot », mais sont déterminés par la dynamique générale de la structure.31

0Il y aurait ici encore beaucoup à dire sur les modalités précises des interactions entre rythme et sens décrites par la théorie du vers de Tynianov (notamment en référence à la notion de « visée »). A mon sens, ces quelques considérations suffisent néanmoins comme démonstration de l’intégration particulière du temps comme paramètre constitutif et constructif du vers dans la théorie formaliste. A cet égard, on ne peut s’empêcher de noter dans la citation susmentionnée, de teneur pourtant clairement structuraliste, une double divergence avec la linguistique saussurienne. D’une part, Tynianov rejette implicitement l’idée de « langue » comme système abstrait de mots et de liens associatifs présent dans la conscience du locuteur (ou du poète). D’autre part, l’idée de structure ne revêt pas chez lui l’aspect synchronique et abstrait qu’elle a chez Saussure, mais correspond bien à un donné concret et dynamique. Comme l’a bien montré une des rares études monographiques de Tynjanov32, l’idée même de structure ou de système est ainsi conçue dynamiquement par Tynianov, il y a chez lui un certain effacement de l’opposition entre diachronie et synchronie (effacement qu’il exprime aussi, conjointement avec Jakobson, dans « Problèmes des études littéraires et linguistiques »).

0La question qui se pose en conclusion est naturellement celle de l’intérêt théorique de la position de Tynianov. Evidemment, on peut choisir de rejeter l’idée de système dynamique et la fusion de la diachronie et de la synchronie qu’elle implique, la considérant comme un handicap méthodologique ou une régression théorique par rapport à Saussure33. Mais la piste d’une exploration plus positive s’offre elle aussi, notamment au vu de l’apport scientifique qu’a constitué la théorie du vers formaliste. Dans ce cas, il importe de rendre compte du fait que chez Tynianov, le temps lui-même semble prendre une coloration sémiotique et contribue directement et concrètement à l’articulation de notre expérience de l’œuvre littéraire. Plus précisément, il faudrait dire à la fois que le temps lui-même s’articule selon un « sens » particulier dans le vers (tout comme l’espace peut être transformé en architecture ou en peinture) et que le sens du vers est tributaire directement de sa temporalité (là encore, tout comme le sens d’un édifice ou d’un tableau sont tributaires de leur spatialité). Certes, on est chez Tynianov encore bien éloigné de disposer d’outils conceptuels (par exemple la phénoménologie du temps de Husserl34) permettant de rendre compte de cette intuition. A y regarder de plus près, on se rend compte que la charpente théorique de Le problème de la langue du vers est plutôt endettée à la psychologie de Wundt35, laquelle n’admet à ma connaissance pas une telle conception « structurale » et « sémiotique » du temps. Mais l’œuvre de Tynianov est aussi marquée par une tentative de se libérer de cet héritage, et on sait que Jakobson plus tard s’est rapproché des intuitions de la phénoménologie36. La possibilité (déjà effleurée37) d’une interprétation de la théorie du vers de Tynianov dans la perspective d’une phénoménologie du temps semble donc bel et bien s’offrir.

Structures temporelles

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Publication details

Published in:

Jaccard Jean-Philippe, Podoroga Ioulia (2013) Temps ressenti et Temps construit dans les littératures russe et française au XXe siècle. Paris, Kimé.

Pages: 179-196

Full citation:

Flack Patrick (2013) „Structures temporelles dans la poétique des formalistes russes: répétition, accord, rythme, série du vers“, In: J.-P. Jaccard & I. Podoroga (éds), Temps ressenti et Temps construit dans les littératures russe et française au XXe siècle, Paris, Kimé, 179–196.